L'aventure à quatre

Sur l'eau

Le cheval de Camille Claus

Le cheval de Camille Claus

C’était un brochet magnifique, énorme, fabuleux…

Il se tenait immobile, dans ce bras mort de la Loire, et se laissait bercer doucement par les contres vagues qui provenaient de l’entonnoir du fond.

Il brillait comme une torpille d’argent.

Guido et son chien, tous deux la tête en avant, le regardaient et s’efforçaient de bouger le moins possible. Le nez de leur barque s’avançait, insensiblement. Lorsqu’ils furent à moins d’une encablure de la bête, Guido plongea sa main dans l’eau, la glissa sous le ventre du brochet, et le caressa avec douceur. Puis il lui parla à voix basse, dans le dialecte un peu nasillard du Vienne de son enfance. Hors des silences mielleux du matin, l’incantation de l’homme n’était coupée que par les jappements tendres et brefs du berger, ou par les piaillements et les stridulations de quelques râles trop tôt réveillés.

Guido s’adressa à son compagnon :

- Tu sais, Wolf, ce poisson-là, il est devenu notre ami ; alors il faut lui donner un nom…et à cause de son étincelante armure d’écaille, nous allons l’appeler Parsifal !

Le faux pêcheur avait la quarantaine bien sonnée.

Il était racé, svelte et quand il levait la tête vers le soleil, il découpait dans le contre- jour un profil hautain de glabre gypaète. Il était né à Schönbrunn, à quelques mètres seulement du grand palais impérial. Dans la famille, on devenait maître écuyer de père en fils, et l’on tournait à la Hof burg, sur le manège rose de l’école espagnole d’équitation, inlassablement, du matin au soir – jusqu’à l’heure où un plus jeune venait prendre la relève, et saisir à son tour le mors des lipizzans aux pommelures grises.

Guido avait dix huit ans à peine, lorsque les soudards d’Hitler avaient proclamé l’Anschluss. De patronyme hongrois et de mère slovène, le jeune homme éprouvait une répulsion viscérale pour l’uniforme germanique ; plus d’ailleurs à cause de la bière, du schnitzel et des blondes callipyges, qu’en raison du racisme et de l’intolérance. Il s’était donc enfui en terre française, et comme il ne savait rien faire d’autre que monter à cheval, il avait contracté un engagement dans la cavalerie de la Légion Etrangère. Bir Hakeim d’abord, le Mont Cassin ensuite, lui avaient rapporté le ruban rouge et ses galons d’officier. A cette époque, le Cadre Noir de Saumur appartenait encore à l’élite de l’armée française.

A l’issue des massacres, Guido, assoiffé d’absolu, était entré dans la grande maison, comme un autre serait entré en religion. Son intérêt pour les femmes ne dépassait pas celui que l’on accorde par nécessité à l’exercice mensuel d’une hygiène élémentaire. Il adorait le cheval qu’on lui avait attribué – Sassia – une superbe jument alezane, dont l’œil voluptueux et la robe de satin avaient tous deux des reflets de cuir. Il aimait son berger d’Alsace, Wolf ramené de Strasbourg, et ne s’accordait qu’un loisir dans une existence volontairement austère – la pêche.

Le sauvetage

Quelques semaines seulement après sa promotion au grade de capitaine, Guido, par le truchement de Wolf, s’était mérité la reconnaissance du puissant Parsifal. Le dimanche matin, bien entendu….

Un bachot avait jeté sa petite ancre non loin de lui, et il s’était soudain rendu compte que son occupant- une espèce de tavernier obèse et couperosé- se débattait comme un diable avec une canne à lancer tendue, telle un arc, et une prise apparemment gigantesque.

L’écuyer était devenu blême :

-Parsifal ! Mon dieu !

Et Wolf avait sauté dans l’eau et avait nagé – avec la force du désespoir vers l’intrus. Soudain il avait sauté en l’air, et d’un coup de dent – d’un seul !- avait tranché le fil.

Le gros villageois, tombé à la renverse, avait failli chavirer.

Il s’était redressé, puis avait copieusement invectivé Guido, qu’il tenait pour responsable :

- Non mais des fois !...Quand on a une bête folle, on la fait piquer !

Je ne sais pas ce qui me retient de lui flanquer ma godille sur la tête !

L’officier avait regardé le bonhomme dans les yeux :

- Si vous touchez à un poil de mon chien, monsieur, je vous tue…

Le furibard en était resté vert de peur.

Il avait grommelé quelque chose dans sa barbe, rassemblé ses affaires et regagné en toute hâte la rive salvatrice. Guido, lui, avait décidé d’attendre. Il était sûr que son prédateur d’ami allait venir le rejoindre. Et Parsifal, blessé mais confiant, avait suivi Wolf vers la barque du maître, en laissant derrière lui un douloureux sillage d’écume et de sang.

Comme la toute première fois, le brochet s’était tenu immobile.

Avec d’infini précautions, l’écuyer avait desserré les redoutables mâchoires et dégagé le quadruple crochet, lardé de civelles, du gosier de la bête ; le rescapé, aussitôt, était parti au loin.

Bonheur

Des mois succédèrent aux semaines, et des années aux mois…

Sur le vénérable espace de l’Olympe – c’est-à-dire de la piste – son état de métèque interdisait à Guido l’espoir d’accéder un jour au grade suprême de maître écuyer en chef. De « grand dieu » comme appelaient avec respect ce personnage les autres cavaliers du Cadre. Mais le sévère autrichien savait, pour son bonheur, allier la tendresse viennoise à l’absence d’ambition et à la modestie proverbiale des vrais serviteurs de l’équitation.

Parmi les instructeurs de l’école, il tenait une place à part.

Il avait été le premier à introduire dans l’usage courant la pratique des longues rênes, qu’il avait apprise, adolescent, à la Hofburg impériale. Le premier aussi à obtenir, de n’importe quelle monture, non seulement les croupades et les cabrioles héritées de la Renaissance, mais aussi ces merveilleuses courbettes qui, lorsqu’elles étaient réussies, transformaient l’homme et son cheval en centaure étincelant et baroque.

A cent lieues des compétitions et des courses, Guido était le type même de l’enseignant efficace et du dresseur expert.Ses supérieurs le savaient, et lui vouaient sans conteste une profonde estime.

La jument Sassia, toutefois, posait à son maître plus d’un épineux problème. Petit à petit, sa fidélité avait pris les allures d’une passion exclusive et hystérique, la poussant à botter et à mordre tout étalon qui aurait tenté de la saillir. Elle était devenue par ailleurs d’une jalousie morbide, à laquelle seul échappait Wolf, le berger d’Alsace de son seigneur. Aussi, dans des moments de bonne humeur, allait-elle jusqu’à le caresser d’un coup de langue ou à le laisser se lover, tendrement, entre ses paturons. Avec Guido, la virginale Sassia était femme jusqu’au bout des sabots. Brusquement – et sans raison apparente – elle passait de la docilité et de la soumission aux caprices et à l’extravagance. En fait, elle avait ravalé – sans qu’il s’en rendit compte – le pauvre autrichien au rang d’un servant soumis. Il n’y avait que lui qui pouvait lui passer l’étrille.Et il n’y avait encore que lui autorisé à lui poser un fer.

Si bien que serveurs et maréchaux en faisaient des gorges chaudes !

Paresseuse, la Loire coulait doucement, et les journées s’égrenaient comme les perles d’un rosaire. Guido ne quittait Saumur que pour de rares pèlerinages dans sa ville natale. Encore ses derniers étaient-ils brefs.

Presque tous les dimanches par contre, l’écuyer partait au petit trot vers le bord du fleuve. Il montait seul dans sa barque, tandis que Sassia et Wolf l’attendaient sagement sur l’une ou l’autre des berges. Quand il atteignait le milieu du bras mort, la jument poussait des hennissements et le berger aboyait à tout rompre. Alors, dans une magique féerie de gouttelettes irisées, par deux – et souvent même trois fois – Parsifal dans sa cotte de mailles précieuses, tel un requin polychrome des mers du sud, jaillissait de l’onde. La main de Guido descendait vers l ventre blanc du poisson. Des libellules aux reflets chromés faisaient du sur place en l’air. Ce n’était, bien sûr, qu’une illusion, puisqu’elles portaient, les chères demoiselles, une invisible chaîne d’union qui allait de Guido à ses trois répliques d’amour.

L’après-midi, l’écuyer regagnait le manège et avec Wolf pour unique spectateur, faisait travailler la jument.

Car la cupride alezane était un cheval complet. Certes, elle excellait dans toutes les figures, prenait comme une reine un appuyé au pas, et savait en star toutes les reprises, mais surtout – surtout ! – elle devenait aux bonnes occasions une extraordinaire sauteuse. Devant un oxer complexe, par-dessus un spa de hauteur respectable, dès qu’elle sentait les cuisses de son adoré lui enserrer les flancs, elle s’élevait, planait, volait… et devenait Pégase.

Ah ! Il aurait fallu que Sassia demeurât jeune…Eternellement !

Hélas ! Rien n’arrête le temps…

L’Ultime effort

La catastrophe survint un soir de mai, dans la poussière sableuse du manège.

Au moment de changer de main, Guido s’était aperçu d’un alourdissement brutal suivi d’une espèce d’enlisement de sa jument. Il avait mis pied à terre, et avait constaté avec terreur, non seulement une grosse tuméfaction des quatre boulets, mais encore, au niveau de l’encolure, un violent spasme des masses musculaires allant, des deux côtés, du chanfrein à la ganache.

Visiblement, Sassia souffrait mille morts et tentait désespérément de ne pas décevoir son maître.

Guido l’avait calmée du mieux qu’il avait pu, et avec une infinie douceur l’avait ramenée dans sa stalle. Le lendemain, il avait prévenu le vétérinaire et avait supplié ce dernier de ne rien dire aux supérieurs.

L’homme de l’art était brave.

- Sassia, mon cher ami, avait-il expliqué à l’autrichien, est devenue dans le cercle des belles trotteuses une très vieille dame. Le diagnostic ne fait pas de doute : elle présente une arthrite évolutive déformante. Dans un proche avenir, on pourra, bien sûr, la soulager, mais par la suite, les répits deviendront de plus en plus courts et les douleurs de plus en plus intenses. Je crois qu’il faut réformer cette pauvre bête au plus vite, et l’envoyer finir ses jours dans un vert pâturage…

- Possible, avait rétorqué Guido, Mais Sassia et moi ?....Nous ne pourrions survivre à une séparation.

Puis le cœur gros et les yeux brouillés de larmes, l’écuyer était parti, sans rien ajouter d’autre. Quant à Wolf, guère plus jeune que sa fidèle amie, il avait traîné de l’arrière –train, et avait boudé son écuelle du soir.

Fin de parcours

Misère !

Malgré un système ingénieux de poulies, de treuils et de sangles entrecroisées dans lequel on avait suspendu, à quelques centimètres du sol, la jument malade – aucun mieux ne s’était fait sentir au cours de la décade suivante. Compresses alcoolisées, cataplasmes, onguents… Rien n’avait eu le moindre effet salutaire sur les dégâts.

A la Saint-Jean, le « grand dieu » - auquel, malgré la discrétion du morticole, étaient quand même parvenus certains bruits – avait mandé Guido en salle d’honneur et lui avait déclaré :

- Capitaine, je ne veux plus voir votre cheval vingt quatre heures sur vingt quatre à l’écurie. Alors, de deux choses l’une ou il revient, dès lundi matin, en grande forme dans l’Olympe, ou vous le conduisez, le même soir, au haras de Gisors.

Guido avait rectifié la position et dit :

- Puis-je, mon colonel, vous prier de m’aider ? Je voudrais racheter Sassia à l’armée. Ensuite je vous donnerai ma démission…

- L’écuyer en chef s’était emporté :

- On ne démissionne pas du Cadre Noir, monsieur ! Ici, on meurt en selle ! Rompez !

L’écuyer passa toute la nuit de dimanche à lundi, debout dans l’écurie, la tête brûlante appuyée sur l’encolure de sa jument.

Le matin, lorsque les neufs coups retentirent au clocher de l’école, les grandes portes du manège s’ouvrirent. Et ils entrèrent…

Sassia était superbe.

Son maître l’avait étrillée en damier. Elle était harnachée de laque, et la crinière et la queue torsadées au chanvre clair.

Elle était…

Elle était belle comme un yearling, apparemment fraîche… et piaffante !

Guido, lui, le monocle de son père vissé dans l’orbite, cravache à la main, portait sa grande tenue : bicorne à cocarde, uniforme noir, épaulettes d’or, décorations pendantes et bottes anglaises.

Un murmure d’admiration avait parcouru les tribunes, puis les serveurs avaient amené au milieu de la salle un mur de puissance, un vertical de palanque et un triple.

Sassia tutoya un peu le mur, puis s’envola littéralement au-dessus du vertical. A deux mètres du triple toutefois, la jument était arrivée au bout de ses forces… Elle refusa l’obstacle, mais sans faire tomber son cavalier.

Ensuite, ce fut rapide…

Guido, dressé dans les étriers, avait sorti son arme d’ordonnance.

Il tira deux coups. L’homme et le cheval s’effondrèrent. Dans un ultime geste commun, ils relevèrent un peu la tête, et se regardèrent. Fous l’un de l’autre. Eperdus de tendresse…

On respecta les dernières volontés de l’autrichien.

Il fut enterré avec sa jument, sur la rive d’un bras mort de la Loire. La nuit venue, le berger d’Alsace avait rampé vers la terre humide et froide et ne l’avait plus quittée.

On l’enfouit à côté de la tombe le dimanche suivant.

Depuis…

Depuis des enfants – et toujours, et uniquement des enfants ! – racontent qu’au matin de la Saint Médard, on peut, d’un an à l’autre, voir une jument alezane et son écuyer partir au petit trot vers l’amont du fleuve.Une sorte de grand loup fauve les suit.

Et si l’on est sage, et que l’on prête bien l’oreille, on entend hennir le cheval et aboyer le chien. Et alors…

Alors les vagues se fendent, et par trois fois, un extraordinaire brochet blanc jaillit de l’onde…

La plus noble conquête de l’homme (BUFFON)