Le carnaval de Bahia et la négritude atlantique

On peut classer les carnavals en trois catégories :
la première donne la préséance au masque.
Les carnavals à masque sont des carnavals à type uniforme que l’on rencontre surtout dans les régions alpines de culture alémanique : Forêt Noire, Jura, Tyrol.
La seconde, plus commune dans les grandes cités, se déroule sous forme de cortèges. C’est à elle qu’appartiennent les grands défilés de Nice, de Mayence, de Cologne et de Rio.
Le carnaval de Venise ne relève ni de la première, ni de la seconde : il est unique au monde.

Pardonnez-moi, mais je ne vous parlerai pas de Rio…
Parce qu’il y a mieux à faire.
A Bahia.

Bahia est l’aboutissement de la négritude atlantique.
Dans les Etats-Unis du Brésil la Province de Bahia, dont la superficie est sensiblement égale à celle de la France, se situe dans le « sertao » du Nord-Est, c’est-à-dire dans le polygone du pays. 80% de la population est composée de Noirs ou de Mulâtres.Ils sont libres, heureux et relativement riches.
Ils possèdent le kandomblé.
C’est-à-dire une religion dansée, orgiaque et initiatique, qui suit les rythmes de la vie. Dans le kandomblé, les petites négresses qui, tout en restant par la force des choses prisonnières, veulent se transcender et se libérer, dansent jusqu’à la possession, afin de recevoir ensuite la science infuse de la Mère Blanche Souveraine, détentrice di sceptre et de la sagesse.

En introduisant chaque année le kandomblé dans le cortège de leur carnaval, les gens de Bahia, contrairement aux cariocas de Rio qui ont prostitué le leur à la publicité yankee, ont fait de leur Mardi-Gras le plus extraordinaire spectacle magique du monde. Les chars d’abord.
C’est-à-dire des camions de nickel-chrome, rutilants de lumières et bardés de hauts parleurs qui tonitruent et vocifèrent. Sur les camions, des orchestres de cuivres. Autour des camions, la société carnavalesque d’un quartier de la ville, avec des costumes qui vont des amis de Ghandi à la cour de Tout-Ankh Ammon, et des Indiens du Gran Chaco aux gladiateurs de Rome. Pas de grosses têtes, ni de corsos fleuris.
Simplement des gens qui dansent, dansent, dansent non stop, la samba, jour et nuit, à perdre haleine, à oublier de manger, à mourir de plaisir.
Et ensuite les silences.
Les recueillements.
Les prières, au cours desquelles, indifférents aux déballages obscènes et aux contorsions lubriques des travestis, des garçons et des filles, tout de blanc vêtus, quémandent le bonheur devant le trône de la prêtresse.

Il y a aussi les couchers de soleils sanglants sur les pirogues du vieux port, les dalles de la capitainerie, ruisselantes du sang des tortues écaillées, le bruissement félon des cocotiers et les néons de la ville haute qui repoussent la marée.

Enfin demeurent, à l’aube du mercredi des cendres, les fatigués de la nuit, les putes en peau de panthère, les clochards cuirassés de tôle et les enfants de la misère, les musiciens de la déchirure, les voleurs, les évadés.

Et, en fin de compte, de tout cet immense peuple de fous, il ne reste pour attendre l’année suivante, que des maracas qui chantent, des rubans qui se nouent et un immense désir des îles qui ne quitte cependant pas la rade.