Allocution prononcée par le Docteur Bernard Schmitt à l’Hôtel de Ville de Forbach le 20 février 1996, à l’occasion du 20e anniversaire de la mort de René Cassin, Prix Nobel de la Paix.
Dans son récent ouvrage « presque rien sur presque tout », Jean d’Ormesson affirme : « Dieu n’existe pas puisqu’il est éternel »
Et il a raison !
Car exister veut dire « être en sortant – ex – de quelque chose, c'est-à-dire naître. Mais l’éternité n’a ni naissance, ni mort, ni commencement, ni fin.
Il y a plus de vingt siècles de cela, le philosophe grec Platon avait déjà compris ce truisme, lorsqu’il s’était efforcé de montrer que le salut de l’homme consistait dans l’accession aux idées, hors de l’espace et hors du temps. Les idées sont les outils que Dieu donne à certains grands de ce monde, pour construire le Temple de la connaissance.
René Cassin a été un de ces grands là. Ses idées ont permis de construire « la charte universelle des droits de l’homme ». Les éléments de cette charte tiennent ensemble par la force de l’amour, car l’amour est le ciment de toutes les choses.
La nuit qui a suivi le transfert des cendres de René Cassin au Panthéon, j’ai eu l’insigne honneur de veiller le cercueil du vieux maître. Ce fut sous la voûte du réceptacle de Soufflot que m’apparut pour la première fois la valeur qu’avait possédé l’amour chez René Cassin. Un amour immense, un don permanent de lui-même aux autres, à tous les autres…Un art et une manière de servir, comme il avait coutume de le dire lui-même « sans se servir et sans s’asservir ». La formule est de la Boétie. L’amour et le service ont besoin de la fidélité et du libre-arbitre. René Cassin possédait ces deux qualités, et avait donc pu – mieux que quiconque – accomplir sans cesse son devoir d’exemplarité.
Au Moyen-Âge, lorsqu’un vassal donnait l’ost à son suzerain, il servait à la fois une idée, un homme et une communauté. Plus tard, les grands serviteurs de l’Etat, le père Joseph pour Richelieu, Colbert pour Louis XIV, Cambacérès pour Napoléon, avaient fait un amalgame des trois composantes, souvent au détriment de leur propre liberté intérieur. Ce qui a fait la grandeur impérissable de René Cassin, c’est la conservation, d’un bout à l’autre de sa vie, et malgré l’ombre immense de Charles de Gaulle, de son indépendance de choix et de sa liberté d’action.
Pour cette raison là, et pour elle seule, le Parlement Royal de Norvège lui avait décerné son Prix Nobel de la Paix.
Je suis conscient du fait que ce soir je parle devant un auditoire jeune, dont beaucoup de membres étaient des enfants – tout au plus des adultes récents – quand en 1976, René Cassin nous quitta pour toujours. Je m’étais tenu à ses côtés lorsque trois années auparavant, il était venu à Metz, afin de recevoir le Prix Goethe. Il m’avait, ce jour –là, en fin de cérémonie et pour me témoigner son amitié, dédicacé le numéro 142 de l’édition bibliophilique de son ouvrage « la pensée et l’action » en ces termes :
« A mon ami et camarade, le docteur Bernard Schmitt, président des Anciens Combattants d’Alsace et de Lorraine, qui œuvre si bien, de parole et d’écriture »
Aussi aimerai-je pouvoir dire ici, aujourd’hui, quelques mots sur celui qui fut, avec le R.P. Riquet, mon maître à penser et mon guide spirituel durant de longues décennies.
René Cassin dédicaçant son livre à Bernard Schmitt |
Dans sa préface, précisément à « la pensée et l’action », Alfred Kastler, un autre prix Nobel et de surcroît Alsacien comme moi, dit, parlant de Cassin :
« Une longue vie d’inlassables efforts au service de l’homme…pour la construction de la paix »
Et il conclut de la manière suivante :
« Les éducateurs de toutes les nations seront responsables de la jeunesse de demain. C’est à eux qu’incombera la mission de semer dans l’âme des jeunes le bon grain, et de préparer la moisson de demain : la patrie humaine… »
Cher Alfred Kastler ! Ne dirait-on pas Victor Hugo ?
Le célèbre physicien, maître incontesté de l’électronique quantique, avait simplement oublié de préciser que dans l’esprit de Cassin, la « patrie humaine », c’était encore et toujours … la France !
René Cassin était né le 5 octobre 1887 à Bayonne, au cœur d’une famille qui appartenait depuis des lustres à la grande bourgeoisie juive de notre nation. Avec une mère ashkenaze alsacienne et un père sépharade, d’origine niçoise, il avait réalisé dès le départ, et à son corps défendant, l’union d’une intelligence prodigieuse avec une générosité subtile et fine.
François Joachim Beer, dans son étude exhaustive sur « Cassin et le judaïsme, » a su habilement mettre en valeur l’immense importance de ses ascendants chez notre fondateur, ainsi que leur influence sur sa façon de penser et sur sa manière d’agir.
Certes, même s’il avait fait sa « Bar Mitzah », il n’avait pas une foi de charbonnier chevillée à l’être, et il ne connaissait ni le Talmud, ni la Kabbale.
Mais il avait l’atavique respect de la Loi – avec un grand L – c’est-à-dire de cet ensemble de règles imposées par Dieu aux hommes grâce à Moïse. Ce respect, qui a permis au peuple d’Israël de garder sa dignité au-delà du massacre des Zélotes de Massada, au-delà des « pogroms » de Pologne et de Russie, au-delà même de l’holocauste, ce respect qui a sauvegardé l’honneur du capitaine Dreyfus, dans l’enfer de l’Ile du Diable, ce respect là a formellement interdit à René Cassin –quoiqu’il arrive, et à tout jamais- la séparation de la Paix et de la Liberté.
Ensuite on a vu naître une lumière d’or, qui a éclairé jusqu’au bout sa très longue et difficile route.
Prolongeant la « charte universelle des droits de l’homme », il a fait éclore tour à tour la « Convention Européenne des droits de l’homme » en 1950, la « Cour Européenne des droits de l’homme » en 1959 et enfin « l’Institut International des droits de l’homme » en 1969.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
En 1968, le Prix Nobel de la Paix n’était pas de la roupie de sansonnet. Il s’élevait à une hauteur considérable, si considérable qu’elle aurait sans doute permis à plusieurs générations de Cassin de vivre dans le farniente et dans l’opulence. Apprenez donc que la somme totale fut investie jusqu’au dernier centime dans l’équipement de l’Institut de Strasbourg. A l’heure du scandale de l’ARC, je ne crois pas pouvoir livrer à vos réflexions un meilleur exemple de vrai, de pur civisme…
Depuis la mort du maître, notre monde politique a connu les accords de Camp David, avec Carter, Sadate et Begin, l’effondrement du communisme dans les pays membres du pacte de Varsovie, le terrorisme arabe et les conflits du Golfe, les génocides africains et les points d’interrogations du Pacifique.
Personnellement, je n’hésite pas une seconde.
Je suis sûr que s’il n’y avait pas eu ce « Juste » de René Cassin, ce marieur de la paix et de la liberté, ce fou d’amour qui avait placé l’honneur et la dignité de chaque être humain, même du plus humble, au-dessus de sa vie matérielle et de son bien-être, il y aurait encore plus, beaucoup plus, de certitude de cendre : et encore moins d’espérance en la lumière.
L’Union Fédérale des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, fondée entre 1915 et 1917 par René Cassin, possède une maison mère, sise au numéro 1 de la rue de Brissac à Paris. A côté de la porte d’entrée, une plaque, frappée du médaillon de René Cassin, nous interpelle. Ou plutôt c’est lui-même qui le fait.
Il nous dit ces quelques mots, gravés en lettres d’or dans le marbre :
« Tout ce qui m’est arrivé de beau, tout ce que j’ai pu faire de bien, je le dois à l’Union Fédérale ».
Il arrive encore en nos temps difficiles que l’on considère les Anciens Combattants comme des gens qui, à quelques exceptions près, ont bien mérité de la patrie. Et l’on rappelle alors la phrase de Foch et de Clemenceau : « ils ont des droits sur nous… » Mais l’on oublie de dire que fin 1918 la partie était gagnée, et que la création de l’Office National, l’instauration du Code des Pensions, du statut des Pupilles et de celui des Veuves de Guerre n’avaient plus qu’à s’appuyer sur l’œuvre titanesque de pionnier, fourni deux ans plutôt par René Cassin.
A l’aube de la seconde guerre mondiale, l’Union Fédérale, également présente sur la terre africaine et dans les colonies de l’Indochine, comptait près d’un million de membres. Plus que l’occupation allemande et plus que les combats de la résistance, la création de la Légion Française des Anciens Combattants, avec sa philosophie raciste et sa discipline oppressive, avait clairsemé les rangs des associations patriotiques.
Avant de rejoindre le général de Gaulle à Londres, René Cassin, lui, s’était muni de ses archives et de son savoir faire. On sait aujourd’hui avec certitude que la mise en route, de suite après la Libération, de l’U.F.A.C., (Union Française des Associations Combattantes), a été inspirée au Chef de l’Etat par son conseiller le plus féal, parce que le moins inféodé, autrement dit par René Cassin en personne.
La décadence lente, progressive, mais inexorable de l’idéologie politique propre à l’ancien combattant, a démarré dès la Libération. A la question « pourquoi ? », mille et une hypothèses sont envisageables, et plus particulièrement, en ce qui concerne les causes :
- après les privations, la soudaine opulence de « l’american way of life »
- l’amoralité laxiste des héros fatigués de la seconde génération du feu
- le pseudo libéralisme d’une éducation improvisée par des pédagogues défaillants
René Cassin avait eu une double raison d’être et de rester fidèle.
D’abord, il avait terriblement souffert, à la fin de son adolescence, de la rupture entre son père et sa mère pour de sordides questions d’argent. Ensuite, au moment de sa blessure, il avait compris, en voyant son sang goutter sur la terre de France, qu’il était dorénavant lié avec celle –ci d’une manière mystique et indissoluble jusqu'à la fin de sa vie. Comme l’eut écrit Pascal Bonetti :
…on devient « fils de France, non par le sang reçu, mais par le sang versé. »
De fait, nous avions reçu de nos parents, c’est-à-dire des gens de la génération de René Cassin, des valeurs sûres :
- la foi en Dieu et l’attachement à la patrie
- le désir de la pureté
- la volonté impérative de nous dépasser, non pour nous, mais pour les autres.
On a beaucoup parlé, ces derniers temps, des projets de refonte de l’armée française. Jusqu’ici j’avais toujours été adversaire d’une armée de métier. Mais je me demande aujourd’hui si le projet du Président de la République de remplacer un mauvais service militaire par un bon service d’entre aide au sein de la collectivité n’est pas la seule et unique façon de sauvegarder le civisme, et en le sauvant, d’assainir le jugement moral des citoyens.
Achevons cette allocution sur l’espérance.
La petite espérance de Charles Péguy.
Et la grande espérance de tous les hommes de bonne volonté.
D’une manière ou d’une autre, si d’ici quelques années, à l’aube du troisième millénaire, jour après jour, des milliers de jeunes Français pourront entrer dans une chaîne d’union sans fin, il nous sera loisible de partir à notre tour.
Nous aurons sauvé le civisme.
Et nous aurons remis dans l’écrin préparé par Georges Clemenceau les deux cadeaux précieux de René Cassin :
La paix et la liberté.
Cette allocution a été insérée le 20 février 1996 au soir dans le Grand Livre d’Or de l’Hôtel de Ville de Forbach.