Message du Premier Kiwanien de France à tous les Kiwaniens de l’hexagone

À l’heure où je tape ces lignes, je suis entrain de revoir ma construction. « I have built... » Dans quelques jours, mes confrères vont essayer de me libérer de mon cancer, et Dieu décidera de ma survie ou de ma mort. J’aimerais être serein, et dans tous les cas de figure, pouvoir présenter mon ouvrage au Maître, afin de l’entendre dire : Le travail est fait, et il est bien fait ! Hélas ! je ne suis qu’un homme, et j’ai peur. Pas au point, toutefois, kiwaniens mes frères, kiwaniennes mes sœurs, de ne pas vous laisser un dernier message.

Tout avait commencé en novembre 1963, dans une salle de l’Hôtel de Ville de Bâle. Devant le Conseil des Fondateurs du Kiwanis International Europe. Noël Ancelot, Jean Ladrière et moi-même avions mis en gésine le district France-Monaco-Bénelux. L’idée maîtresse de notre démarche avait été la création d’un service communautaire supranational, d’où pourrait émerger - à l’approche de l’an 2000, et à l’intérieur d’une Europe unie - l’infrastructure d’une éducation, d’une morale et d’un comportement, basée sur un nouveau civisme, un civisme européen. Autrement dit - et pour reprendre un slogan cher à mon maître, feu René Cassin, Prix Nobel de la Paix, nous avions voulu servir (tout le monde...) sans nous servir (primi, sed primi intra pares !) et sans nous asservir (par exemple à l’incontournable « american way of life »...) Nous avions pensé, en procédant de la sorte, éviter trois écueils dangereux, pour ne pas dire mortels :

La grande bêtise que nous avions faite - ou plutôt que j’ai faite, moi, car j’en assume aujourd’hui bien volontiers l’entière responsabilité avait été celle de ne pas exiger statutairement de tous, une fois le sommet de la hiérarchie atteint et la loi de Peter appliquée, le retour définitif à la case départ. D’autant plus, que les fameux statuts, c’était nous qui les avions élaborés !

Dans les grands ordres religieux, lorsqu’un père abbé a fait son temps, il dépose la crosse et la mitre, et redevient un humble moine, travailleur des champs. Dans une loge maçonnique, quand un vénérable maître arrive à la fin de son mandat, il prend la place du frère couvreur - au ras des pâquerettes et de l’herbe du sol. Le Kiwanis, au fil des ans, a perdu l’habitude de se renouveler. Il n’a pas compris que pour vivre toujours, il faut être un phénix. Il s’est doté d’un pouvoir modifiable dans ses formes certes, mais pas dans ses contenus. C’est pourquoi je vous l’affirme : Il faut renvoyer - et pour de bon - à leurs places d’origine les responsables en fin de parcours, quitte à les regrouper, une fois par an, en une sorte de « conseil des sages », que les jeunes successeurs seront libres d’écouter ou non avec toujours beaucoup de tolérance ! Le 17 juin 1965, le Président International Moylan m’avait remis à l’hôtel Royal de Metz, la neuve Charte du Kiwanis-Club de Metz-Doyen. Bien de l’eau, depuis lors, a coulé sous les ponts de la Moselle. Nous étions trente-huit membres, pour la plupart scouts dans leur enfance et anciens combattants de la dernière guerre mondiale, l’âge adulte venu. Pour une bonne partie d’entre nous, de surcroît, nous étions les ex-compagnons d’armes des GI’s débarqués en Normandie. Nous avions appris à aimer cette jeunesse sportive, blancs et noirs fraternellement mélangés, qui avait amené d’Outre-Atlantique une générosité large et rayonnante. Nous français ce que nous voulions pour nos petits, c’était la paix, dans un monde meilleur. Car à l’époque, nous étions encore encerclés par les deuils récents, des souvenirs douloureux et des ruines fumantes. Nous avions donc décidé, à la mesure de nos modestes moyens, de relever la patrie, et de bâtir l’Europe. Nous étions de dynamiques quadragénaires. Nous aurions pu nous tourner vers les Lion’s, ou vers le Rotary. Mais quand sur les bannières du Kiwanis International en lettres jaunes sur tissu bleu, nous avions lu « we build », nous étions venus à la rencontre de ces insignes, les mains tendues, les cœurs gonflés d’amour, les âmes remplies d’espérance, parce que nous voulions être des constructeurs, non seulement spéculatifs, avec nos portefeuilles plus ou moins remplis, mais aussi et surtout opératifs, comme de vrais hommes de terrain. Et nous avons été de fait de Calais à Toulon et de Bordeaux à Strasbourg, ici les charpentiers de chalets de vacances pour enfants handicapés, là les ambulanciers bénévoles de malades économiquement faibles et là encore les cuisiniers de kermesses rurales au bénéfice des vieux. Épouses et enfants mettaient la main à la pâte, avec une égale ardeur et un égal enthousiasme. Nous avions réalisé très vite qu’il nous fallait élargir au maximum nos ouvertures. Et c’est ainsi que de 1970 à 1974, la France avait lancé, avec mon fils Dominique, actuellement préfet du Jura, les 7 premiers « Key-clubs » du « Junior Circle Europe », à savoir, dans l’ordre Paris, Mannheim, Bâle, Metz, Mulhouse, Strasbourg et Luxembourg. Sur ma table de travail brille une cloche On y lit : À Bernard Schmitt, vom District Osterreich - Deutschland, in Anerkennung seiner Verdienst und Geburt der Idee zur Kiwanis Jugendorganisation Junior Circle Europe, überreicht anlässlich des 10 jährigen Bestehen des KC Metz, novembre 1974. Ce qui veut dire : À Bernard Schmitt, de la part du district Autriche-Allemagne en reconnaissance de ses mérites et de la naissance de l’idée du Junior Circle Europe, offerte à l’occasion du 10ème anniversaire de la remise de charte du Kiwanis-club de Metz, novembre 1974.

Vingt cinq années ont passé. Les choses ont bien changé ! Face à l’effondrement du bloc marxiste des pays de l’Est, l’Amérique de Bill Clinton, qui entrevoit pour les décennies à venir une formidable expansion économique, au sein de laquelle le maintien de structures supranationales n’est plus guère souhaitable, répercute naturellement aussi sa façon de voir sur les Kiwanis-clubs. Les quatre districts européens d’origine ont donc éclaté, et chaque royaume, chaque république d’Europe se targue à ce jour d’être un nouveau district, strictement limité à ses frontières naturelles.

L’américanisation du vieux continent aurait pu ne pas heurter la lucidité des vieux magots que nous sommes devenus, si elle s’était contentée d’écrémer la manière américaine de vivre de ses seules valeurs positives, c’est-à-dire du respect de la loi, du civisme, de la spontanéité et de la tolérance. Hélas ! ce n’était presque jamais le cas !

Le bureau du Kiwanis International à Chicago

Le bureau du Kiwanis International à Chicago

Aujourd’hui, là où il n’y avait que le Kiwanis-club de Metz-Doyen - je veux parler de l’hexagone - il y a présentement près de 250 clubs, les dix premiers - dont Paris - parrainés par la capitale lorraine. Et, tout le petit monde que ces clubs contiennent a été étiqueté, fiché, en triple exemplaire, enclavé en ordinateur, et mené vers l’anonymat d’une force dangereusement sthénique. Une odeur bizarre, à la fois surannée et futuriste, qui tient de Courteline et de Goldorak, flotte sur les tenues statuaires, et elles s’en inquiètent. Aux USA, Indianapolis a succédé à Chicago, et des administratifs, sans états d’âme, ont remplacé les bénévoles du passé. Les messages personnels sont devenus rarissimes. Pour douze mois de puissance éphémère, les responsables, candidats aux honneurs, doivent solliciter auprès de leur employeurs des années sabbatiques et mener, afin de conquérir des suffrages, de véritables campagnes électorales. La vie de chaque jour, stressante, harassante, a perdu toute qualité. Chers amis, ne voyez dans mon attitude aucun parti pris négatif. J’aime le Nouveau-Monde J’ai gardé un souvenir merveilleux, aussi bien de mon année de présidence européenne, en 1970, que de mes deux années d’appartenance au Secretariat Mondial. Dans le kaléidoscope de ma mémoire s’enlacent avec bonheur mes promenades dans East Erie Street, à Chicago, la remise de la clé d’or à New-York, la remontée en show-boat du Mississipi, après ma nomination comme citoyen d’honneur de la Nouvelle-Orléans, l’audience chez Richard Nixon, à la Maison Blanche, l’accueil des Mormons à Salt-Lake-City, et le feu de camp dans la réserve sioux, où j’ai reçu une coiffe sublime, en plumes d’aigle, noire et blanche. Mais je ne voudrais pas que des bureaucrates bornés, ni que des « businessmen » par trop intéressés entraînent le Kiwanis-Europe (et avec lui le district France) dans cette monomanie insensée qui consiste à presser chaque homme et chaque femme dans le même moule standard, que cela lui plaise ou non. La France a été depuis toujours la patrie de l’individualisme altruiste. « Je suis comme je suis, et comme je suis, je me donne aux autres... » Il faut que demain chaque kiwanien, chaque kiwanienne, respecte chez l’autre le droit à la différence. De fait, l’idée de l’Europe s’est faite rêverie, délire ou impuissance. Pas seulement à cause des vaches folles !

Le membres du bureau du Kiwanis International en 1970

Le membres du bureau du Kiwanis International en 1970

Dieu merci, le Kiwanis du nouveau comme du vieux continent dispose encore d’un moyen - le dernier, mais superbe. Celui du partenariat et des jumelages. Si chaque club d’Europe par exemple se trouvait une fraternité avec un autre, d’ethnie ou de langue différente, on pourrait, avant qu’il ne fût trop tard, reformer la chaîne d’union brisée...

à ceux qui savent un peu d’anglais, je pose la question : avez-vous déjà réfléchi à toute la richesse symbolique de cette lettre K qui débute le mot « Kiwanis » ? Mais qui débute aussi le terme de « knowledge », c’est-à-dire de la connaissance, et de « knight », c’est-à-dire de chevalier ? Alors vous serez bien obligés de convenir avec moi que, connaissance et chevalerie, ont diantrement plus leur place dans le vocabulaire kiwanien que « money » et que « business ». Je crois que le naufrage de l’occident et que le triomphe de l’intégrisme tiennent davantage du rejet de la spiritualité que de la drogue, de la débauche et de la violence. Rappelez-vous : André Malraux l’avait prophétisé bien avant sa mort : Le XXIe siècle sera celui de la foi, ou il ne sera pas !

J’aimerais que les Kiwanis, des deux côtés de l’Atlantique, apprennent aux générations qui nous suivent la valeur des vraies agapes, le bonheur d’être ensemble. Que petit à petit, elles retrouvent, ces générations, le sens de la cellule originelle, le sens de leurs racines. Qu’elles divorcent moins. Comme vous, comme nous, qu’elles redeviennent fidèles. Qu’elles abandonnent l’alcool et les sectes, et reviennent plus souvent dans les synagogues, les églises et les mosquées, où se trouvent leurs places, le jour du Seigneur. Qu’elles se libèrent de l’esclavage de la télévision, cessent de s’abrutir et sortent de leur inertie. Qu’elles engagent des dialogues et des échanges. Qu’elles fassent de la musique, et qu’elles chantent en chœur. Alors, les régles morales reviendront. Alors, l’honnêteté fera de nouveau recette.

Je ne suis pas un réactionnaire sénile, qui réclame à tout prix le retour à l’âge de bronze. J’ai parfaitement conscience qu’un grand mouvement, mondial, de service-clubs comme le Kiwanis ne peut maintenir sa devise « nous construisons » et la règle d’or de ses comportements qu’à condition d’avoir une structure bien solide, une hiérarchie bien établie et - dans son outillage - cet argent, aussi équivoque que les langues d’Ésope, autrefois. Mais de grâce, ne relevons pas le « veau d’or » pour la troisième fois !

Je suis personnellement très heureux de voir que le nouveau district France-Monaco du Kiwanis-International se soit donné comme gouverneur une femme, en la personne de Josette Celhay. C’est un être intelligent et charismatique, rempli d’énergie loyale et de volonté souriante. Et puis une femme a ce merveilleux avantage sur l’homme qu’est le don de la vie. Lorsqu’un homme crée, invente et produit, lorsqu’un homme fait l’amour, il fait aussi un acte de volupté. Lorsqu’une femme agit de même, elle se transcende, et fait le don total, confiant et entier de son être. Pour Josette - et pour tous ceux et toutes celles qui lui succéderont - j’aimerais que nos congrès annuels ne deviennent pas des règlements de comptes, et qu’à l’intérieur des clubs, les repas statutaires ne se transforment pas, ni en dîners d’affaires, ni en conseils d’administration. Si j’en avais le pouvoir, je proposerais de doubler dorénavant la pyramide de fonctionnement du Kiwanis d’une pyramide - communicante mais non interchangeable - que j’appellerai du trésor. D’un côté les clubs, les divisions, le district, avec des finalités exclusivement spiritualistes et caritatives. De l’autre les commissions des finances, chacune d’entre elles comprenant nécessairement un commissaire aux comptes professionnel, bénévole et non kiwanien. Je suis convaincu qu’aux prix de cette réforme - ou d’une autre, similaire - le Kiwanis de France prendra un nouvel essor. Les clubs deviendront des cénacles inspirés, au-dessus desquels soufflera l’esprit. En disant cela, non sans une certaine force, je ne tiens pas à jouer au Cathare. Je sais bien que la perfection n’est pas de ce monde. Je suis trop près du grand passage pour ne pas être sûr de n’emporter de l’autre côté du miroir, que mon œuvre d’esprit et que ma fortune d’amour.

Mes amis, Je vous porte à vous tous une immense et durable tendresse. S’il plaît à Dieu de m’accorder un répit, je serai à vos côtés jusqu’à mon dernier souffle pour construire, pour aimer et pour servir. Si par contre mon heure est venue qu’il me soit permis de vous redire ce qui suit :

Je ne vous dis pas adieu. Kiwaniennes et kiwaniens de France, je vous dis : au revoir ! Et j’ajoute, à l’intention de vous tous, un grand - un très grand - merci !

Docteur Bernard Schmitt
Premier kiwanien de France et « Life-Member »
Président Fondateur du Kiwanis-club de Metz-Doyen
Doyen des Past-Présidents du Kiwanis-International Europe