Le Minibus jaune

l’acquisition

C’était juste en face de l’hôtel du Lac que les Postes Suisses avaient organisé – en plein air – une impressionnante adjudication de véhicules hors service. Il y avait de tout : des triporteurs, des motocyclettes, des jeeps et des fourgons, mais surtout –et, mon dieu, qu’il était beau !- il y avait un minibus. Un minibus de couleur bouton d’or. Et sur lequel les femmes de service avaient mis le paquet.
Grâce a leur huile de coude, l’engin semblait passé au vernis, si bien que la carrosserie prenait, sous les rayons du soleil, des éclats de porcelaine.
Dès qu’il l’avait aperçu, Etienne s’était senti un coup de coeur pour la vieille estafette. La voiture avait des coquetteries de brocante, les fissures bouchées, les taches de rouille grattées, les chromes étincelants…Et puis il y avait eu la surprise, gravée sur la porte du conducteur : un petit cor de postillon bleu, retroussé comme le nez d’une parisienne, et soulignant d’un trait d’ironie le son aigrelet du klaxon.
- Il me le faut, s’était dit Etienne, qui venait d’échouer – avec une liasse énorme de billet de banque –dans un coin ensoleillé du Berner Oberland.
Il relevait d’un chagrin d’amour, et avait encore très mal.
L’image, couleur magenta, de l’inconstante Gudrun ne cessait de l’obséder.
Pourquoi l’avait-elle quitté ?
Du coup, sa vie avait changé de cours.
En ce qui le concernait, il savait qu’il était fantasque et volage, et que les filles cessaient de l’intéresser,dès que la première semaine avait bouclé son dimanche. Mais Gudrun avait innové. En prenant les devants. En disant adieu – alors que lui, Etienne, brûlait encore.
Maudite Gudrun ! Fichue blondeur, et sacré parfum d’algues noires.
Gudrun, sortie le jour des volcans et la nuit des glaces, avait pris la fuite.

- Elle n’avait pas le droit de m’abandonner, ne cessait de se répéter le jeune homme. Hélas ! Cela ne résolvait en rien ses problèmes…
Les enchères pour le minibus avaient débuté à deux mille cinq cents francs suisses. Une misère ! Mais les acheteurs boudaient l’engin, et le commissaire-priseur s’égosillait dans le vide.
- Trois mille, cria soudain l’amant transi.
Aussitôt, l’employé – qui en avait sa claque - sauta sur l’occasion :
- Trois mille une fois, trois mille deux fois, trois mille trois fois, adjugé ! Un ange passa, et l’heureux propriétaire, pris de court, en demeura bouche bée.
Etienne avait une soif inextinguible d’Absolu.

Malheureusement, il était riche, et son immense fortune - bien plus qu’elle ne stimulait – ses perpétuels efforts pour sortir du temps. Vous savez bien, l’histoire du rêve de Faust : quand je pourrai dire à l’instant qui passe, demeure donc, tu es si beau !
Etienne sortit trente trois billets de cents francs suisses de son portefeuille et régla au caissier des postes la facture, majorée des taxes.
Un curieux le questionna :
- Qu’allez vous faire de ce char ?
Et il répondit :
- Un taxi, cher Monsieur ; un taxi qui me permettra de promener des petits groupes de touristes. Au bout de la terre…en Islande
- En Islande ? Et pourquoi en Islande ?
- Parce que c’est là, et nulle part ailleurs, qu’il faut que j’aille. Au pays de Gudrun…
Vous comprenez ?
Son interlocuteur s’en alla en haussant les épaules.
Brutalement Etienne s’était rendu compte qu’il ne savait rien sur l’état de marche du minibus.
Il avait alors demandé au portier de service :
- Que faut-il refaire là-dessus ?
Le cambouisard avait souri aux anges :
- Tout, avait-il répondu, épanoui. Tout à part la carrosserie et les pneus.
Du coup, Etienne s’était souvenu d’un petit garage sympathique, à l’entrée nord de la ville, et s’y était rendu :
Je viens d’acheter aux enchères un ancien minibus des postes. Couleur bouton d’or, avec un cor de postillon sur la porte. Je voudrait que vous l’enleviez du dépôt et que vous le soumettiez chez vous à une révision complète. Les amortisseurs, le pont, la direction, le radiateur, le delco, les bougies, les soupapes et les freins…Enfin tout, ou presque…Et je voudrais aussi récupérer la voiture aussi vite que possible. Si le travaille est bien fait, je ne discuterai pas la note…
Le patron – un petit napolitain, immigré de fraîche date – avait acquiescé avec bonheur :
- Vous l’aurez après-demain soir sans faute, signor J’y passerai les nuits, mais vous l’aurez après-demain soir.

Le voyage

A la réception, Etienne avait éclaté de rire.
Heureux !
Puis il avait dit :
Encore une chose. Regardez bien la couleur du cor, sur la porte. C’est bleu, n’est-ce-pas ? Eh bien, inscrivez-moi, dans le même bleu, GUDRUN…G.U.D.R.U.N. sur l’autre porte et sur le capot.
A la nuit tombante, il était parti, en direction de Copenhague.

Avec un défilé magique…pêle-mêle…de l’homme sauvage de Bâle et du trompette de Säckingen, de la Lisette aux oies de Strasbourg et de la Lorelei, du Roland de Brême et du Bismarck de Hambourg, et avec le pont venteux de Middelfart.…sans parler du bac de Nyborg.
Copenhague !
Personne ne peut demeurer insensible aux charmes de la capitale danoise.
Etienne, lui, succomba dès son arrivée.
Il avait toujours aimé la sculpture nordique, les entrelacs érogènes des corps de Wigeland et les rêveries intersidérales de Milles. Le mélange insolite des figurines d’Andersen et des colosses vikings de Bundgaard lui avait manqué.
Il fut comblé…
La tête en l’air devant les joueurs de lyre, il entendit résonner distinctement à midi, le prénom de son infidèle. Quant à l’auteur des contes – cher Hans Christian ! – vêtu de bronze et assis sur une chaise, il le fortifia dans son désir de vivre désormais hors du temporel. Tandis que la petite sirène, sur son rocher, par son obstination à vouloir incliner la tête vers le large, lui confirma l’urgence de son départ pour Thulé.
Le soir venu, Etienne avait fait tourner sa voiture autour du Tivoli.Les flonflons du dancing, les lumières crues des néons, les éléphants de Carlsberg et le grouillement des badauds lui avaient plu. Mais en même temps, il s’était demandé – à voir les œillades, les décolletés et les minijupes en vinyles des filles – si on n’allait pas, malgré lui, le réinsérer dans le quotidien.
Il s’était donc embarqué sur un cargo norvégien dès le lendemain matin.
Aux îles Far-oe, il avait profité d’une escale de quelques heures pour s’acheter sur les quais une pelisse de phoque.
- On dirait du velours argenté, avait-il pensé en caressant le vêtement…ainsi qu’une véritable casquette de douanier soviétique, dont personne ne connaissait la provenance.
Etienne débarqua à Reykjavik le quatrième et dernier jour de son périple, et prit une chambre à l’hôtel Loftleidir. Puis il décida de faire connaissance avec les moindres recoins de l’île. Il s’était dit en effet qu’en agissant de la sorte, il ferait d’une pierre non pas deux, mais trois coups : il retrouvait peut-être Gudrun (après tout pourquoi pas ?), il se constituerait, pour ses futures activités, des itinéraires intéressants, et il gagnerait – sous prétexte de tourisme – du temps face aux démarches obligatoires de l’immigration.
Les braves islandais toutefois, et leur langue d’un autre millénaire ne lui facilitèrent pas la tâche.

Les périgrinations

Bien sûr, au bout de quelques mois de piétinements – bakchich, pourboire, pots- de- vin et même corruption appelés à la rescousse –Etienne avait fini par obtenir gain de cause. En ne sollicitant aucun emploi rémunéré, en ne se posant en rival d’aucune agence locale de voyages, et en offrant à chacun bien plus qu’il n’aurait, lui-même, pu recevoir, notre phaéton d’opérette s’était inséré, tout naturellement et en douceur, dans son nouvel environnement. Car en fin de compte, il n’y avait qu’un seul taxi jaune, à huit places, dans l’île – et c’était le sien !
L’homme n’appréciait que modérément le circuit des musées de plein air, la participation écoeurante à un équarrissage de baleine, ou encore l’attente pénible, parfois durant des heures, du jaillissement des geysers, dans le site sauvage qui surplombait le Thing Dérisoires lui semblaient les parcours de dégustation dans les bananeraies des serres géothermiques, et acceptables seulement les chutes limoneuses de Gullfoss.
Ses préférences allaient aux petits groupes de jeunes, qui partaient peu après minuit, longeaient les scintillances d’opale des névés intérieurs, s’abattaient à l’aurore sur les soufrières du nord d’Akureyri, et ne rentraient qu’au soir tombant, lorsque les derniers rayons du soleil embrasaient de pourpre acide la découpe rocheuse de la côte sud. C’était là – et nulle part ailleurs – qu’il espérait retrouver un jour la fichue blondeur et le sacré parfum d’algues noires de Gudrun…
Un rêve…
Etienne avait eu beaucoup de mal avec la pratique de l’idiome.
L’islandais, en effet, est une langue tudesque et rocailleuse, qui n’a pas changé d’un iota en presque dix siècles d’existence. Lui, avait appris au lycée des langues latines, aux sonorités musicales, si bien que son ignorance à la fois de l’allemand et de l’anglais l’avait constamment empêché de deviner, la où il avait cessé de comprendre…
Mais malgré cela, imperceptiblement, il avait fait des progrès…
Au pied du Varnajökull (c'est-à-dire du grand glacier), se trouvait une ferme auberge. Elle était grande, spacieuse, construite en fer – à – cheval, avec un toit de chaume et des murs à colombages. Elle appartenait à la famille de Pal Palsson, qui depuis des générations élevait des poneys.
Pas n’importe lesquels !
Des poneys superbes, qui constituaient un race vaillante et infatigable, à robe rouanne ou pie, et à crinière blanche.
Pal était constamment de bonne humeur.
- Je sais tout faire, déclarait-il en riant, à qui voulait l’entendre. Et de fait, il était habile pêcheur, bon chasseur, fin sculpteur et, durant les longues nuits d’hiver, savait mieux que quiconque tenir un auditoire en haleine, en récitant par exemple la Gudrunsaga
Décidément, cette fille là, elle revenait sans cesse.
Pal employait une servante, Irmgard
Rondouillarde, noiraude, et qui sentait le varech.
Elle était arrivée un jour par l’unique route,un petit baluchon à la main.
Elle n’aurait pas pu aller plus loin, puisque la ferme nichait dans un cul-de-sac.
Elle avait dit en baissant les yeux :
-Je carde, je tisse, je file et je tricote.
Bientôt, on était venu de loin, même des villes, pour lui acheter son travail, et Irmgard était restée.

La nuit des Walpurgis

Etienne avait pris ses quartiers chez les Palsson, parce qu’il ne supportait plus la vie à l’hôtel, et aussi parce qu’il avait appris la récente installation d’un téléphone à la ferme ce qui l’arrangeait bien.
Le printemps était survenu vers Pâques, et des milliers de crocus- dont certains de couleur rose – avaient ouvert leurs corolles au souffle des agneaux.
Le minibus jaune tournait comme une horloge. Souvent, lorsqu’il rentrait, vide, d’une excursion, Irmgard sortait sur le pas de la porte, lisait – comme si elle les voyait pour la première fois – les inscriptions (identiques) sur la porte droite et sur le capot, et demandait !
- Qui est Gudrun ?
Alors chaque fois, Etienne lui répondait :
-L’infidèle que j’aime, et que j’ai perdue, dans le feu ou dans la glace…
Jusqu’à ce fameux dimanche d’avril, après le culte, où Irmgard l’avait invité :
- Demain, c’est la Sainte Walpurgis. Viens à minuit dans la cour, et je te mènerai jusqu’à elle.
Etienne avait cru à une plaisanterie, ou à une farce. Il ne se doutait pas qu’Irmgard était une authentique sorcière, qu’elle savait danser sur son balai avec les trolls, et qu’elle possédait les formules de cent et un philtres de cristal. Intrigué cependant, il était venu au rendez-vous. Au-dessus de lui, la nouvelle lune, et pas une étoile…
La domestique était accroupie au sol, un tricorne sur la tête, une houppelande de satin noir sur les épaules.Elle était torse nu et dévoilait au garçon abasourdi une paire de seins d’albâtre, lourds et magnifiques.
Elle lui avait tendu un flacon d’aquavit, de ce genièvre qui autrefois guérissait même la peste, et l’avait invité :
- Bois !
Il s’était exécuté, avait plongé dans une sarabande de formes polychromes et de stridences blanches, et en se réveillant le lendemain matin, transi par la rosée, ne s’était souvenu que d’un fait : Gudrun était prisonnière dans les roses de givre du lac de Pons. Tout près de lui !
Il avait regardé Irmgard, et l’avait agressée :
- Pourquoi m’as-tu aidé ? Femme, pourquoi ?
Elle, elle l’avait soupesé, et avait souri :
- Parce que tous ceux qui cherchent ont le droit de trouver. Parce que tous ceux qui aiment ont la force du pouvoir…

La délivrance

Il était parti aussitôt, et avait klaxonné à chaque virage. un son aigrelet…A l’embarcadère de la nappe d’eau, il s’était arrêté. D’impalpables arabesques flottaient sur la mare.Un colvert, en caquetant, s’était réfugié dans les bouleaux
Etienne fixa le sol.
Elle dormait bien là, sa Gudrun : Allongée sur des algues noires ; Immobile glauque et translucide.
Il sortit de la voiture et les lettres des inscriptions, sur la porte droite et sur le capot, chutèrent sur les feuilles mortes. Des roses de givre bleues, parmi les roses de givre blanches…
Il y eut un long silence.
Une espèce de hernie dans l’éternité…
Puis Etienne prit le cor du postillon bleu, retroussé comme le nez d’une parisienne, le détacha de la porte gauche du véhicule, et le porta à ses lèvres. Un air joyeux monta dans le ciel, tandis que Gudrun se redressait, déployait ses bras et marchait avec confiance vers son très fidèle ami
A trois mille kilomètres de là, au même instant, Hans Stünzi, préposé postal dans le Berner Oberland, s’étira voluptueusement dans son lit, et dit à sa femme en se frottant les yeux :
- Tiens, c’est très amusant ! Pendant une minute, j’ai cru entendre le cor du minibus jaune…

Bernard Schmitt dans LE MAGICIEN DU NORD (Les fleurs de l’amour et la beauté sont hors du temps)