La Pizza du Vésuve

La Pizza du Vésuve

La Pizza du Vésuve

On peut mourir à Naples, sans jamais l'avoir vue. Il suffit pour cela de naître dans la misère. Comme Antonio, le marchand de cierges. Un méchant cancer l'a emporté en début de semaine, et on l'enterrera aujourd'hui.

Aujourd'hui, c'est jeudi.

Et le jeudi, il y a toujours plus d'enfants sur les pentes en papier gras du Pausilippe. Les écoles sont fermées, les calèches sont de sorties:
- mille lires seulement, signor, pour une belle heure de promenade...
et les montreurs de marionnettes ouvrent leurs scènes sous le portail des trattorias.

Le corbillard des pauvres n’attire l’attention de personne.

Antonio n'avait jamais eu d'argent, et donc jamais non plus d'ami. Que voulez vous ! Naples a beau être une ville superbe, l'amitié s'y achète, comme dans toutes les autres villes du monde.

Ils sont trois à suivre la voiture noire : Don Pio le prêtre, Renzo le muet, et un grand chien jaune, galeux et pelé, qui a deviné qu'en ce faisant il échappait aux jets de pierre des ménagères hargneuses.

Don Pio n’est pas un curé ordinaire. Il a touché un jour les larmes de sang de la vierge miraculeuse, et depuis lors il a acquis le don de prévoir l’avenir. Les enfants de choeur le craignent, mais les mordus de la loterie et les filles de joie du port l'estiment et le respectent.

Renzo le muet a quatorze ans. Il avait deux mois environ lorsqu’Antonio l’avait ramassé, un soir d’hiver, sous le porche d’une sacristie. Renzo est beau, fort et musclé, mais il ne sait ni lire, ni écrire.Les connaissances qu’il possède sont uniquement d’ordre culinaire. La polenta n’a pas de secret pour lui, son osso bucco est une merveille, mais il atteint le sublime quand il confectionne une pizza.

Il faut le voir, lorsqu’il empaume la pâte fraîche, qu’il desserre les doigts, et que sur la main plate, il fait tourner et virevolter le disque jaune, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un cercle parfait de fine dentelle à manger.

Au camposanto de Notre-Dame des Douleurs, derrière les bidonvilles et les palmiers rabougris, la cérémonie est bâclée en dix minutes à peine. Très vite le curé s’en va, ses basques de soutane flottant au vent.Le chien jaune s’installe près d’une poubelle ouverte. Renzo, lui, reste seul près de la tombe.

Il a soudain très froid au cœur.

Il est vrai qu’on est plus seul que les autres solitaires, lorsqu’on a quatorze ans à peine, et que l’on ne peut s’adresser qu’à son âme inquiète...

Antonio et lui habitent une cave du Génio, que leur a cédée autrefois un vieux brocanteur de Malte. Au vieux brocanteur a succédé un pâtissier levantin. Puis un fripier juif. Ce dernier n’a rien d’un philanthrope. Il attend Renzo sur le trottoir :

– va-t-en, petit, lui dit-il. Je n’ai pas de quoi faire la charité. Je veux relouer cette cave. Allez va-t-en. Et surtout, n’emporte rien. Antonio me devait beaucoup d’argent.

Si Renzo est muet, il n’est pas sourd pour autant. D’un geste machinal, il ferme le col de sa chemise, et part en courbant l’échine.

Un édredon de chaleur pèse sur la baie de Naples.

L’adolescent a la faim qui lui tenaille le ventre.

Peut-être Mamma Gatto, la nourrice des dix chats de Don Pio, lui donnera-t-elle une potée ?

Au presbytère, son espoir n’est pas déçu.

Il en est à sa dernière cuillère, quand le curé arrive dans la cuisine.

– Que vas-tu devenir, poverello ? questionne-t-il le garçon. Viens. Nous allons implorer la Sainte Vierge ensemble.

Il fait sombre et frais dans le bureau du prêtre.

L’homme et l’enfant s’agenouillent sur un prie-dieu en banquette. Un vague relent d'encens flotte au-dessus du velours rouge.

Don Pio garde les yeux clos, avec une évidente ferveur.

– Je vois… Il te faut sortir de la ville, Renzo. Marcher longtemps, marcher encore. Grimper sur la montagne du feu. Oui, sur le Vésuve… Là-haut et là-haut seulement, tu pourras accomplir ce que le Seigneur attend de toi : faire la boulange du ciel !

Renzo s’est taillé un bâton dans une branche d’olivier.

Face à la boule carminée du soleil qui se couche, il gravit sans effort le sentier de laves et de scories. Et lorsque tombe la nuit, il s’endort dans le silence noir du cratère. Si profondément d'ailleurs, qu’il ne sent ni la pluie dorée des étoiles chuter sur sa poitrine, ni la douceur d’une dame blanche s’asseoir à côté de lui.

La madone (car c’est elle) dirige sans bruit le travail de ses aides célestes. Sept anges maçons érigent un four. Le bourricot de la sainte étable amène des sacs de farine, de sel et de tomates. Jusqu’aux brebis de Bethléhem, qui remplissent de leur lait crémeux douze jarres en terre cuite.

Quand Renzo se réveille, il n’a plus qu’à se mettre à l’ouvrage.

Il n’est d’ailleurs pas étonné pour autant. Les riche et les imbéciles s'effarent devant les miracles. La grande masse des autres, celle des pauvres et des innocents trouve ceux-ci naturels.

Les premières caravanes de touristes débouchent devant le four vers dix heures. Elles regrettent Pompéi et Herculanum.

A Naples, il faut crier fort et sans cesse :

– pizza ! pizza !
pour que les consommateurs s’arrêtent. Ici, au sommet du Vésuve, dans la moiteur sulfureuse du désert rocailleux, le fumet des gâteaux piqués d’aromates est à lui seul la meilleure réclame.

Le garçon est heureux. C’est à peine s’il parvient à satisfaire toutes les demandes. Par bonheur il n’a besoin ni de charbon, ni de bois. Dès les premières lueurs de l’aube, le feu a jailli dessous le four, des entrailles de la montagne, clair, rouge et franc.

Les jours s'alignent aux jours, et chaque nuit la dame blanche attend que son protégé s'endorme, avant de renouveler, avec le cheptel du ciel, le ravitaillement du muet. Les guides professionnels, de leur côté, ont aidé Renzo à se construire une maisonnette, où les gains de son commerce ont amené tour à tour, un vrai lit de plumes, une vraie chaise de paille et des vraies vitres de verre, aux fenêtres blanches.
Un beau matin, Don Pio vient frapper à la porte du garçon :

– Renzo, mon enfant, le temps est venu, déclare-t-il. Tu ne peux demeurer plus longtemps sans remercier la mère du Christ. Jeudi prochain se déroulera dans mon église une grande procession. Je compte sur ta présence.

L’adolescent sourit et acquiesce.

Don Pio a soigné les détails. Il a déroulé un tapis devant le maître-autel, placé trente jeunes filles autour de l'organiste, et fleuri de petites roses le dais du Saint Sacrement. Renzo n'est pas demeuré en reste, et sa blouse de soie neuve brille comme l'habit d'or d'un clown.

Soudain, du haut du balcon de chêne, le choeur entonne l'Ave Maria. Et alors, une voix – une seule – jaillit, s’élève et domine toutes les autres. C’est une voix à la fois pathétique et grandiose, une voix neuve, une voix qui vient de Dieu, et qui retourne à Lui.

Dans sa stèle, Renzo est transfiguré.

Car c’est de sa gorge de muet qu’a perlé cette voix surnaturelle – comme d’un calice d’or, et avec la pureté du cristal.

Le garçon, après cela, n’est plus jamais retourné à son sommet. Il est rentré dans les ordres, chez les franciscains, dont le couvent se cache derrière les cyprès de San Martino. Il s’est promu lui-même frère-cuisinier des moines, et aux grands offices du jeudi, les fidèles viennent de Sorrente et de Salerne pour l’écouter chanter.

De temps en temps, il fait des pizzas aux bons pères, et ne manque jamais de porter la dernière à la vierge miraculeuse aux larmes de sang.

Lorsque Don Pio passe le saluer, il le regarde empaumer la pâte fraîche, desserrer les doigts, faire tourner et virevolter le disque jaune, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un cercle parfait de fine dentelle à manger.

Et à chaque fois il ne manque pas d'affirmer :

– Tu as gardé la main, Renzo, la main plate de l’enfance, mais le goût, vois-tu, le goût… n’est plus celui du Vésuve.

Sur la montagne du feu, les guides professionnels, petit à petit, ont démonté la maisonnette. Il ne subsiste que l’âtre, sous lequel le feu continue de cuire, pâle, jaunâtre et louche.
Afin d’épater les touristes, les indigènes les y attendent, et leur offrent ensuite d’y allumer une cigarette.

Renzo ne parle pas plus maintenant qu’à l’époque de son mutisme. Par contre, il écoute davantage. Avec les oreilles du cœur.

La nuit de Noël, curieusement encore un jeudi, il a entendu le Seigneur appeler l’âme de Don Pio. Il est aussitôt descendu à la chapelle, dans l’abside où se dresse la crèche grandeur nature.

La madone a levé la main. Le bourricot a amené des sacs de farine de sel et de tomates. Et les brebis ont rempli de leur lait crémeux douze jarres en terre cuite.

Les napolitains, depuis la plaine, ont vu s’éclairer les entrailles de la montagne.

Don Pio a sucé avec délice sa dernière pizza.

– Elle a le goût du Vésuve, a-t-il déclaré dans un dernier souffle.

Et à l’aube grise du lendemain, le four du Vésuve s’est éteint à jamais.

Ce conte est extrait du livre du Docteur Bernard Schmitt : Dix-neuf contes Pour innocents voyageurs et coupables adultes.