Du soufre pour Asgeir

Du souffre pour Asgeir

Du souffre pour Asgeir

L'automne d'Islande, avec ses vingt heures quotidiennes de nuit froide, de brouillard et de crachin gluant, n'a rien de drôle pour les habitants de Reykjavik. Mais le plus atteint est encore Asgeir, un gamin de huit ans, cloué sur son lit par de l'asthme et qui, à de certains moments, se croit abandonné du monde entier.

Le père d'Asgeir est harponneur sur une baleinière, et la maman travaille en qualité d'emballeuse dans une chocolaterie de la banlieue. Aussi le petit garçon est-il presque toujours livré à lui-même, et n'a-t-il pour toute compagnie qu'une tante sourde dont le skyr, fromage blanc aux pommes de terre, est bien le seul plat qu'elle sache cuisiner.

Le docteur est venu à plusieurs reprises.

Il a ordonné des sinapismes, et il a fait des piqures.

Hélas ! Le traitement n'a servi a rien...

Sigrid la sorcière a conseillé du soufre : Sigrid connaît son affaire. Elle sait lire les runes sur les pierres des falaises, et cueillir des plantes sacrées, à minuit, dans l'Althing.

Depuis l'écurie en bois de bouleau, un poney a suivi les conversations. Il s'appelle Sleipnir. Son âme de cheval contient des forces inconnues et mystérieuses. De plus il aime Asgeir – de cet amour profond que seule une bête sait accorder à un enfant qui est malade.

C'est pourquoi Spleinir s'est juré de venir au secours de son ami.

Il ronge son frein, et attend que s'éteignent toutes les lumières.

Asgeir est calé dans ses oreillers. Sa poitrine siffle. Il manque d'air, et il a peur. Pas seulement de mourir. Il a peur aussi qu'un geyser jaillisse dans sa chambre, ou alors que le Hekla se mette subitement à cracher.

Spleinir donne un coup de front dans la fenêtre entrebâillée, et passe la tête par l'embrasure.

Lorsqu'Asgeir l'aperçoit, son angoisse le quitte comme par enchantement. Il descend du lit, enfile sa pelisse, enjambe le rebord et grimpe sur le dos du cheval.

Aussitôt, Sleipnir part au galop vers le nord...

Dans sa course, il ne manque pas de faire trois choses : d'abord il mouille ses petits fers dans l'eau brune de l'Althing, et ses quatre pattes, sans plus tarder, se dédoublent en huit. Puis il hennit contre le vent, et la bise reconnaissante, lui fait pousser de grandes ailes. Enfin il appelle deux chiens pour lui servir d'escorte, et leurs jappements aigus chassent les démons des plaines et des glaciers.

Au bout de quelques heures, le cortège atteint les rives du Myvatn. Le soleil Baldur, caché derrière les nuages, a pitié de nos voyageurs. D'un puissant éclair rouge, il déchire les ténèbres, et allume un jour blafard au-dessus des pierres ponces et des laves.

Les deux chiens se taisent, et le poney replie ses ailes.

Au petit trot, on gagne les soufrières, et on dépose Asgeir réveillé entre les bulles jaunes et fumantes du sol qui frémit.

L'enfant aspire à pleins poumons l'odeur puissante de la terre. Ses bronches se dilatent, le rythme de son coeur se calme. Une admirable sensation – à la fois de soulagement et de bien être – envahit tout son jeune corps. Tendrement, il enlace le cou du poney, et avec reconnaissance, il flatte les rudes échines de ses protecteurs.

- Merci ! crie-t-il aux trous qui bouillonnent, merci mes bons amis ! Je suis guéri

Et la rentrée s'opère...

Sleipnir file comme une flèche, et lance des étincelles au-dessus du paysage lunaire des montagnes sans arbres. Il ne veut pas qu'au matin blême la tante sourde puisse avoir le moindre soupçon au sujet de son escapade. Mais Asgeir, bon gré mal gré, est obligé de le tempérer :

- doux, mon camarade, doux ! J'ai faim, et je voudrai manger un peu de poisson...

Alors ils font une courte halte chez un pêcheur de la côte, qu'en bon rejeton d'Erik le Rouge ni les huit pattes, ni les ailes n'effraient outre mesure. Devant son âtre, le garçon dévore à belles dents des filets de hareng fumé, qui embaument la cannelle.

Ensuite on se remet en route.

Le lendemain, quand Asgeir, frais et dispos, se réveille dans son lit, il croit tout d'abord qu'il a fait un beau rêve.

Il change d'avis, lorsqu'il constate que les poches de sa pelisse sont restées bourrées de cristaux de soufre. Mais, bien entendu, il ne souffle mot à personne, tant il est vrai que seuls les petits garçons, les poneys et les chiens savent encore garder intacte la pureté d'un secret magique.

Le rétablissement du jeune asthmatique alimente les bavardages aux quatre coins du pays.

Devant un verre d'aquavit, qu'on surnomme ici « la mort noire », face à un auditoire d'auberge plus important que d'habitude, le docteur explique :

- c'est le plus beau succès de ma carrière ! L'asthme est une affection très difficile à soigner, surtout chez les marmots. Asgeir était un garçon chétif et malingre. Avec mes piqûres j'ai stimulé ses glandes, et en moins d'une semaine, il a recouvré la santé !

Sigrid la sorcière est furieuse. Les vantardises du médecin la hérissent et l'irritent. Le bonhomme n'a pu être sauvé que par le soufre. La question est seulement de savoir où diantre il a bien pu se le procurer !

Des nuits entières, Sigrid a erré sur la lande moussue, et a interrogé les elfes du brouillard. Manque de chance, elle reste bredouille, car tous ont fui devant les aboiements des chiens.

Cela ne décourage pas pour autant la maligne guérisseuse.

Elle attend et elle guette.

Elle est tenace.

Dans la nuit de la grande chasse, lorsqu'Odin le Borgne, ses corbeaux, ses loups et son armée de Walkyries traversent l'Islande en trombe pour regagner Walhall, Sleipnir rompt ses attaches, et se joint à la meute. Et derrière lui, à califourchon sur son balai, Sigrid, farouche et résolue, suit la course démente vers l'infini.

Le survol de Myvatn est une révélation pour la sorcière.

Juste à l'odeur....

Avec précaution, elle se pose près des soufrières, et charge un plein sac de poudre sur ses robustes épaules. Par malheur, privée du soleil, Sigrid ne voit pas où elle met les pieds. Par malheur aussi, elle n'a pas tenu compte du soudain accroissement de son poids. Aussi la faible croûte, aux reflets orangés, se fend-elle en étoile. Son balai est trop loin pour qu'elle puisse s'y agripper. Un siphon d'eau sulfureuse l'aspire sans pitié, et elle disparaît - à jamais silencieuse – dans les entrailles du sol.

Et Sleipnir ? Demanderez – vous.

Soyez sans crainte pour lui.

A l'autre bout de l'île, honteux et fatigué, le fugueur fait demi-tour et regagne avec sagesse sa litière devenue froide.

Quant à Asgeir, qui n'a rien vu ni rien entendu, il dort dans son lit , comme un ange...

Au printemps suivant, le papa harponneur met sac à terre, et passe contrat avec une compagnie norvégienne. La maman demande un congé à sa chocolaterie de banlieue, et les deux parents – vacanciers – décident de récupérer Asgeir, et d'aller avec lui à Oslo en fleurs.

Sur le bateau qui les emporte, le petit garçon va d'un émerveillement à l'autre : du vol des puffins aux chromes astiqués des chaloupes, des îles Lofoten à la cathédrale de Trondhejem, et de la bannière islandaise aux pommiers en sève. Les arbres surtout – les arbres groupés à perte de vue en immenses forêts vertes – le bouleversent d'une émotion profonde. Il y en a si peu sur son île natale, et les rares qu'il connaît sont si petits, petits, petits...

- Que c'est beau ! Ne cesse-t-il de répéter. Que c'est beau !

Dans la capitale, le trio s'installe dans un hôtel modeste, mais honnête.

Asgeir piaffe, et désire tout voir en même temps : le palais du roi et les grenadiers de la garde, l'église de bois et les drakkars anciens, le port et l'hôtel de ville.

A l'entrée de ce dernier, il marque un temps d'arrêt.

Sur la mosaïque du porche en effet, entre Odin et Thor, Loki et Frig, il reconnaît un cheval – un cheval fabuleux qui a non pas quatre, mais huit pattes sous le ventre.

Il tire sur la veste de son père :

- regarde, murmure -t-il . Sleipnir...

Le harponneur a des lettres. Il ne peut que s'incliner devant la science de son fils.

Très juste, petit, se rengorge-t-il. Sleipnir, qui est le coursier d'Odin, a le pouvoir magique de dédoubler ses jambes. Où l'as-tu appris ?

Asgeir hausse les épaules. Ah, ces grandes personnes !

Nulle part, répond-il. J'ai seulement pensé au poney de ma tante.

Dieu merci, le papa est un homme simple et bon.

S'il avait été un imbécile, il aurait aussitôt claironné :

- Je ne vois pas le rapport !

Au lieu de cela, bien sagement, il se tait.

Ainsi l'enfant peut-il, face à l'étincelante fresque aux dessins polychromes, rêver tout à loisir d'un ami cher, qui n'a reculé devant aucune métamorphose pour partir chercher avec lui du soufre, au-delà des montagnes.

Du soufre pour un copain qui alors avait de l'asthme.

Du soufre pour Asgeir...