L'androïde et la Rose

La scène dressée

C’était, dans le vieux Plovdiv, et tout près du musée de Lamartine, le plus étrange des chalets turcs de la rue, avec des échauguettes de cèdre et des moucharabiehs en bois de santal. Au petit matin, lorsque traînaient au dessus des pavés luisants des flocons de brume douce, elle paraissait flotter dans une bulle mielleuse de rahat loukoum. Dans cette maison vivait la seule femme d’Europe capable de réunir - dans une harmonie relative - une beauté ensorcelante et un authentique génie de la création technique.

Elle s’appelait Tanka - un nom que lui avait trouvé son fou de père, amoureux de cette forme archaïque de poésie japonaise. Elle était brune, avec des yeux violets, dont les pupilles dévoraient les iris, grande, les seins généreux et les cuisses en albâtre. Elle enseignait la cybernétique à la faculté des sciences de Sofia. On disait de Tanka qu’elle était une louve solitaire.

De fait, une fois ses tâches professionnelles accomplies, on ne la voyait pratiquement jamais, ni sur un terrain de sport, ni dans une réception officielle, ni dans une salle de spectacles. Pudique et farouche, elle ne confiait qu’aux murs polychromes de sa demeure ses pensées intimes, ses joies et ses douleurs.

Elle aurait pu - telle Messaline - changer d’amant sept fois par semaine mais elle avait connu très jeune l’enfer des scènes quotidiennes entre ses parents, et aussi l’inconstance baroque de son père. Alors elle était demeurée chaste. Après sa maîtrise de base, Tanka ne s’était passionnée ni pour la fabrication de logiciels complexes, ni pour les difficiles problèmes de téléguidage. La lecture des ouvrages de Norbert Wiener d’une part, sa vision - lors d’une visite éà Vienne - à la fois virginale et horrifiée des modelages de Hans Bellmer de l’autre, l’avait conduite à se plonger de plus en plus dans l’univers un peu ésotérique des robots.

Fille d’un sculpteur et d’une décoratrice de talent, notre jeune savante n’appréciait guère l’enchevêtrement glacé de tringles et de boulons des appareils intelligents de son laboratoire. Elle rêvait d’humanoïdes attrayants, de nymphes et d’athlètes à la peau d’ange soyeuse, à la vêture brillante et à l’haleine parfumée. Somme toute il y avait, chez ce curieux bout de femme, un mélange encore instable de science-fiction au rabais et de savoir authentique.

La maison qu’elle occupait reflétait les contradictions et le désarroi de la locataire. Derrière les volets ajourés, le salon, fait uniquement de tapis de Smyrne et de meubles bas, et décoré avec des plateaux de cuivre et des aiguières d’argent, était de style oriental, kitsch, à lugubre atmosphère. La chambre à coucher, construite en bouleau de Finlande, avait toute sa literie rose encombrée de poupées et de peluches. La bibliothèque, en chêne massif et à colonnes Renaissance, montait jusqu’au plafond de la pièce, tandis que l’atelier, pour finir, était carrelé, chromé, rationnel et moderne.

Le grand oeuvre

Un soir de printemps, alors qu’elle était accoudée à sa fenêtre, elle avait été prise et bloquée entre les senteurs lourdes d’un tilleul et les arômes plus subtils du chèvrefeuille.

La fenêtre, dépourvue de stores, était grande ouverte.

Tanka, en se reculant, avait alors aperçu de l’autre côté de la rue un adolescent beau comme un dieu, la tête auréolée de boucles blondes et le torse moulé dans un débardeur de cuir noir. Elle avait soudain repensé à ses lectures de la veille, à celle de l’art cybernétique de Schöffer, et à celle - à la fois utopique et infantile - des analyses et des prospectives de la bionique américaine.

Aussitôt, elle avait eu son apocalypse personnelle.

Elle s’était même entendu se dire, d’une voix émue :

- Je vais battre les alchimistes et les roboticiens. Je vais me faire cadeau d’un homuncule grandeur nature, et devenir ainsi l’architecte mère d’une race nouvelle de créatures impérissables. Je serai la maîtresse de l’univers...

Hélas !

Il lui fallut près de trois décennies, rien que pour les préparatifs.

Elle dut en effet se rendre au Japon et aux Etats Unis pour étudier les revêtements artificiels, des vinyles au polyuréthane et du latex à l’ébonite. Puis il lui fallut se familiariser, chez Philips en Hollande, avec les transistors miniaturisés les plus infimes et les plus sophistiqués, pour enfin devenir, au contact de ses collègues de Russie et de Chine, une experte, moins en bionique proprement dite que surtout en physiologie humaine et rayonnante.

Le gouvernement de Bulgarie lui accorda toutes les bourses, et lui avalisa tous ses budgets.

Mais ce qui importait à notre Faust en jupons, c’était de sortir l’hallucinante statue animée qu’elle avait fini de fabriquer dans son arrière boutique, au nez et à la barbe même de la police, de son diabolique critère de dépendance. En d’autres termes de l’insérer dans le temps et de l’y rendre autonome.

Elle y parvint le jour de son cinquantième anniversaire.

Phébus 515 - c’était ainsi qu’elle l’avait baptisé - marchait, sautait, courait, conduisait une voiture automobile, faisait semblant de manger ou de boire, parlait d’abondance en quatre langues, s’habillait, se déshabillait et même singeait le sommeil d’une manière absolument parfaite.

Extérieurement, il était beau comme un dieu, la tête auréolée de boucles blondes et le torse moulé dans un débardeur de cuir noir...

Pourtant beaucoup de choses encore restaient bien loin de la perfection !

En effet, pour vingt quatre heures de bon fonctionnement apparent, Tanka était obligée ensuite de consacrer une semaine entière à la recharge, aux contrôles et à la mise au point de son automate.

Elle avait enseigné à l’androïde comment lui faire l’amour, mais les premiers résultats furent assez lamentables. Sitôt mis en condition, Phébus 515 déclinait la chronologie banale et routinière de son coït, avec la même indifférence vocale qu’aurait affiché un élève moniteur dans une démonstration de body building ou de gym tonic. L’ambiance était funèbre, les mots tendres ressemblaient à des insultes et les caresses étaient inexistantes.

Par chance, au delà de son esprit supérieur, Tanka avait gardé intacte une merveilleuse intuition féminine.

Elle se convainquit que l’on pouvait faire mieux...

Sur les marchés aux puces des villes occidentales, elle acheta pêle mêle le Kin Ping Mei et le Kâma-sûtra, les poèmes d’Hafiz et le cantique des cantiques, les Contes de la Fontaine et la vie des dames galantes de Brantôme.

Ensuite, elle remodela aux silicones les attributs virils de son embryonnaire amant, donna plus de mobilité à ses lèvres et à sa langue, et lui fabriqua de nouvelles zones érogènes à réactions réflexes.

Enfin, pour parachever le tout, elle peaufina les puces des circuits jusque dans leurs plus intimes détails.

Et ce fut l’extase.

Mieux encore : l’apothéose !

Les Amours

Tanka nageait dans le bonheur.

Les réserves d’énergie de son étrange compagnon avaient pour ainsi dire été repoussées dans la nuit. La réalité de ses exploits dépassait les fantasmes les plus fous.

Phébus 515, finalement devenu adulte, avait instauré dans la maison de Plovdiv le règne bienfaisant du tantrisme monogamique.

Sous ses doigts de magicien, la maîtresse s’épanouissait, comme une rose au soleil, une rose, tout près de la vallée des roses... Les longues boucles brunes étaient plus soyeuses que jamais, les prunelles lançaient des éclairs, la bouche s’avérait pulpeuse, les seins se raffermissaient et la peau se transformait en satin doux et souple. Tanka chantait, Tanka riait, Tanka dansait même, de jour et de nuit.

Les officiels se réjouissaient de sa métamorphose. Elle renforçait l’image de marque de la savante, et le prestige de sa patrie dans le monde. Ils avaient bien essayé au début de s’informer sur l’identité du mystérieux visiteur, mais en constatant que ce dernier n’était ni un espion, ni un homme politique d’envergure, ils avaient décidé de laisser faire, et de noyer le poisson dans le lac de leur indulgence.

Tanka très consciente de la chose, s’enhardissait de jour en jour.

Sa dernière trouvaille, la meilleure peut être : elle avait équipé Phébus 515 de piles miniaturisées, à électrolyte solide, qui assuraient à son porteur de longues années d’autonomie et de liberté.

A présent, elle l’emmenait partout, aux Sables d’Or pour les vacances d’été, à Vitocha ou dans les neiges de Bansko en hiver, à Sofia, lors des congrès et des séminaires, à n’importe quel moment.

L’androïde, lui, restait inépuisable...

Les Rides

Un matin, la belle enseignante s’éveilla un peu plus tôt que de coutume. Phébus faisait semblant de dormir au fond de son lit.

Pour s’être couchée tard, elle se sentait pâteuse.

Elle s’approcha du miroir à trois faces de la salle de bain. Elle vit qu’elle avait des poches bistres sous les yeux, mais ce qui l’inquiéta bien davantage, ce fut le constat de présence - brutal, mais indéniable - de centaines de ridules, striures et rides à la racine du nez, aux tempes, dans les commissures labiales et à la base du cou.

- Quelle horreur ! murmura-t-elle. Je vieillis...

Elle se tourna vers son amant :

- Tu ne peux pas comprendre, toi ! Puisque tu seras toujours pareil à toi même...

Dans cent ans, je serai un squelette, et au bout d’un millénaire, une poignée de sable. Toi ? Il suffira de modifier tes batteries... Et tu ne te souviendras même plus de celle qui t’a donné le jour. Je ne peux pas arrêter la marche du temps. Je le regrette... Alors je vais au moins essayer de freiner le désastre...

Elle eut un éclair :

- Les roses ! Et oui... Voilà la solution !

A Kazanlak, la cueillette des fleurs battait son plein. En parfumerie, Tanka le savait, on ne peut utiliser que deux variétés : la centrifolia et la damascena. Encore faut il ajouter à ces produits de base le fameux bois de rose femelle, verdâtre et odoriférant, dont les connaisseurs extraient la sève indispensable. Tanka se lança donc en d’incessants voyages à travers les Balkans et le Maroc, et Phébus 515 vit s’amonceler dans toutes les pièces de la maison des corbeilles pleines de pétales, des bouteilles huileuses et des fiasques, ainsi que des paniers remplis de tiges ligneuses.

Avec opiniâtreté, la femme se faisait des masques d’essence et de feuilles, s’appliquait des onguents de sa facture sur la poitrine et le cou, et se baignait dans de véritables tisanes de plantes à peine fanées.

De surcroît, mue par un équivoque besoin d’harmonie, Tanka s’obligeait de mettre chaque matin des roses fraîches, de préférence rouge foncé, dans tous les vases de son habitat.

Le manège avait duré jusqu’à sa ménopause.

Quand elle s’était rendue compte que ses règles avaient cessé depuis cinq mois, sinon davantage, elle avait eu un sourire triste.

- Désormais, avait-elle déclaré, il n’y aura plus de roses ici.

- Pourquoi ? Avait demandé l’androïde qui, depuis peu, posait des questions.

- Parce que la jeunesse, même si je la conservais, ne me servirait plus à rien. Je ne pourrai pas avoir d’enfant. Je suis condamnée à mourir stérile.

Phébus 515 s’était alors penché vers elle. Il avait pris un air grave, étrange, qu’elle ne lui avait jamais vu et qui lui avait donné le frisson.

- Et moi, avait il dit, je suis condamné à vivre, seul, pour la nuit des temps; je n’aurais ni frère, ni sœur, ni semblable d’aucune sorte. Tu aurais pu me fabriquer une armée, devenir l’architecte mère d’une race nouvelle et régner sur l’univers. Mais non ! Tu m’as préféré en forme de jouet, de gadget érotique.

Enfin ! Si Dieu l’a voulu...

- Qu’est ce que tu as dit ? Dieu est un terme que je n’ai introduit dans aucun de tes programmes.

Le robot avait haussé les épaules :

- Dieu n’est pas un terme, et sa découverte est inévitable, même pour les intelligences les plus faibles. Toutefois, je n’aurais pu en parler, s’il ne s’était pas installé un appareil au fond de moi même; un appareil qui ne vient pas de toi... tu m’avais conditionné, afin d’être un serveur d’amour et petit à petit ma structure s’est déformée. Je me ralentis quand tu as de la peine, et je m’accélère lorsque tu exploses de joie. Que deviendrai je, plus tard, sans toi ?

Tanka l’avait pris par la main et avait enfoui sa tête dans son opulente poitrine.

- Rien. Tu ne deviendras rien, puisque tu resteras ce qui tu es. Jeune, puissant et beau, mon amour.

Les Perles ultimes

Les lustres avaient succédé aux lustres.

La géniale Bulgare s’était vu décerner le Prix Nobel de sciences. Elle avait à présent des cheveux blancs, la démarche voûtée, une canne et de nombreuses tavelures sur le dos de la main. Phébus 515 ne la quittait plus d’une semelle.

Elle avait remanié de fond en comble ses rapports avec l’automate et en avait exclu toute composante sexuelle. Au fil des jours, elle constatait, sans s’étonner pour autant, l’émancipation de l’androïde et sa lente mutation d’amant fougueux et passionné en fils adoptif, prévenant et tendre; béate, elle laissait venir...

Son quatre vingtième anniversaire approchait avec l’an 2000, tandis que physiquement elle déclinait, pour finalement se trouver grabataire.

La veille du jour de fête, Phébus 515 avait subrepticement quitté la maison.

Une maison turque, avec des échauguettes de cèdre et des moucharabiehs en bois de santal. Avec un salon de style oriental kitsch et une chambre à coucher encombrée de poupées et de peluches...

Il était revenu au petit matin, une rose rouge - une seule, mais superbe - entre les doigts.

Lentement il s’était approché de leur couche, et avait contemplé les transistors en veilleuse, le visage amaigri de sa bien aimée.

Elle avait ouvert les yeux, qu’elle avait gardés violets et magnifiques, et de sa bouche flétrie, avait esquissé un baiser.

L’androïde s’était agenouillé près de son oreiller, puis avec une infinie précaution, lui avait posé la rose rouge sur la poitrine

Tanka l’avait regardé et murmuré :

Qu’elle est belle, mon chéri, qu’elle est belle !

Et elle avait ajouté :

-Il y a même deux perles de rosée sur le calice...

Phébus 515 avait levé les sourcils :

- Ne parle pas de rosée, je ne sais pas ce que c’est ; j’ai soudain eu très mal dans ma tête, et les deux gouttes sont tombées là, de mes yeux...

Tanka mourut dans la nuit.

Un pur hasard la fit découvrir le lendemain.

La rose rouge reposait toujours sur elle.

Dans la ruelle, à même un tapis de Smyr retiré du salon, gisait un vieillard, mort lui aussi, la tête auréolée de boucles d’argent, et le torse moulé dans un débardeur de cuir noir.

Ce vieillard, personne ne le connaissait.

Sauf, l’amour...

Ah, l’amour !

Que de miracles merveilleux ne se produisent ils pas, sans cesse, en son nom ?